De l'inversion des inégalités entre les sexes dans l'enseignement supérieur
Depuis quelques années, nombreuses sont les grandes écoles, notamment scientifiques, qui tentent de séduire la population féminine afin que celle-ci en rejoigne les bancs ; relayées, sur fond de mixité, d’égalité hommes-femmes par des associations dynamiques telles « Femmes et Sciences » ou encore « L'Association des Femmes Ingénieurs ».
Selon la dernière enquête portant sur les effectifs étudiants des écoles membres de la CGE (année 2009-2010), les jeunes filles représentent 36 % des étudiants inscrits et 35,9 % des diplômés, toutes écoles confondues. Pour ne parler que des écoles d’ingénieurs, les plus touchées, les filles ne représentent plus que 18 % des inscrits et des diplômés, quand la DEPP dans RERS 2011 [tableau 8.21], annonce 27 % de jeunes filles parmi les diplômés des formations d’ingénieurs.
Or une étude de l’OCDE, publiée en 2008 et intitulée L’enseignement supérieur à l’horizon 2030, volume 1 : démographie dresse un tableau totalement différent du paysage de l’enseignement supérieur en terme de répartition « hommes-femmes ». A la lueur de projections (chapitre 10 : L’inversion des inégalités entre les sexes dans l’enseignement supérieur : une tendance qui a de l’avenir), l’auteur, Stéphan Vincent-Lancrin, lance un cri d’alarme en expliquant que « du point de vue des inégalités éducatives, il apparaît cependant que la promotion de l’égalité des chances entre hommes et femmes ne peut plus se concentrer uniquement sur les femmes ».
Eléments statistiques
-
Si en 1985, les femmes représentaient 46 % des étudiants du supérieur, en 2005, elles en représentent 55 % en moyenne comparable. Trois scenarii envisagés dans le document sus-cité aboutissent à une projection sans appel : 59 % des inscrits dans l’enseignement supérieur seront vraisemblablement des femmes en 2025 !
-
Majoritaires dans les formations de l’enseignement supérieur technique (CITE 5A) et dans l’enseignement supérieur général (CITE 5B), elles sont néanmoins sous-représentées dans les formations de recherche avancée (CITE 6), où elles ne représentent plus que 47 % des étudiants en 2005. En volume, leur nombre est marginal, ces formations ne regroupant que 2 % du total des inscrits dans l’enseignement supérieur pour les pays de l’OCDE).
-
En France, la population féminine étudiante progresse de façon similaire, passant de 52 % en 1985 à 55 % en 2005 pour s’établir autour de 57 % en 2025.
-
Les deux « dernières décennies ont été marquées par la plus grande croissance de la participation des femmes que des hommes à l’enseignement supérieur, laquelle a d’abord entraîné une résorption des inégalités entre les sexes, avant de mener à leur inversion. Les systèmes d’enseignement supérieur des pays de l’OCDE comptent en moyenne plus de femmes que d’hommes, quel que soit l’âge, et aussi bien dans l’enseignement supérieur général que technique. C’est seulement au niveau doctoral que les hommes demeurent encore majoritaires en moyenne, mais les femmes vont visiblement les rattraper, la parité étant déjà presque atteinte ».
-
En matière d’obtention de diplôme du supérieur, l’évolution est conforme à celle des effectifs. En effet, si en 1998, 54 % des femmes des pays de l’OCDE obtenait un diplôme du supérieur, la proportion pourrait d’élever à 63 % en 2025, en moyenne comparable, soit une progression de 9 %.
-
L’évolution de la France est encore plus flagrante, passant de 55 % de diplômées en 1998 à une projection de 66 % 2025, soit une progression de 11 %.
-
En matière de choix de discipline, mises à part les disciplines agronomiques vers lesquelles les femmes se sont tournées en nombre, « la féminisation de l’enseignement supérieur a essentiellement accentué la ségrégation sexuelle des disciplines déjà très féminisées : santé, services et éducation. ».
-
En effet, la répartition par sexe des diplômés entre les différentes disciplines montre que pour la France, tandis que 14,1 % des étudiantes suivaient des études scientifiques en 1998, elles ne sont plus qu’à peine 11 % en 2005 (les moyennes des pays de l’OCDE s’établissent à 6,9 % en 1998 et 7,6 % en 2005). Dans le même temps, la proportion de garçons étudiant les sciences progressait de 1 % en France et de 2,3 % pour les pays de l’OCDE.
-
Pour les disciplines de l’ingénierie, alors que la proportion d'étudiantes a progressé de 3 % pour les pays de l’OCDE, elle n’a progressé que de 0,5 % en France sur la période 1998-2005, s’établissant à 5,6 % en 2005. Celle des garçons a gagné 9,6 % pour les pays de l’OCDE, mais a perdu 4,3 % en France, s’établissant à 19,6 % en 2005.
-
Les étudiantes en France se sont progressivement dirigées vers les sciences sociales, le commerce et le droit. Elles étaient 40,1 % à faire ce choix en 1998 et 46,4 % en 2005, quand, pour les pays de l’OCDE, la proportion perdait 2 % dans le même temps. Elles se sont également orientées vers les études de santé et du secteur social avec un bond de 6% ( de 2,2 % à 8,2 %) alors que pour la même période, la progression était de 3,8 % dans les pays de l'OCDE. Enfin, elles se sont tournées vers les services, avec une progression de 2 % pour s’établir à 2,9 % en 2005, alors que pour l’OCDE, cette même proportion diminuait de 2 points pour s’établir à 2,8 %.
Décryptage
Le siècle dernier a été marqué, jusqu’au début de sa dernière décennie, par un accès inégalitaire à l’enseignement supérieur en la défaveur des femmes. Dans la zone OCDE, des éléments historiques et sociaux expliquent aisément ceci :
-
Deux guerres, qui ont eu pour conséquence de cantonner les jeunes filles dans une vie purement « familiale et ménagère », et de pousser les jeunes garçons, désireux d’échapper au front, dans les études supérieures.
-
La reconstruction apporte également son lot d’inégalités : les femmes, baby boom aidant, oeuvrant beaucoup plus pour le taux de natalité qu’en matière d’études supérieures.
Parmi les raisons qui motivent les femmes à rejoindre les bancs de l’enseignement supérieur, et ses formations de niveau les plus élevé :
-
Le report de l’âge du mariage et de la première maternité, ainsi que l’apparition de la contraception relèvent des facteurs démographiques.
-
L’accès à des emplois précédemment réservés aux hommes, un meilleur équilibre entre vie de famille et carrière professionnelle, la baisse de la « discrimination envers les filles au sein des familles », le fait que les familles des milieux défavorisés encouragent désormais plus les filles à étudier, le changement de la composition des familles, relèvent des facteurs sociologiques.
-
Parmi les facteurs économiques, le rendement salarial est plus important entre « non diplôme » et « diplôme du supérieur » pour les femmes que pour les hommes ; par ailleurs, en France « l’abolition du service militaire obligatoire pour les hommes en 1997 a ainsi été associée à la baisse de la participation masculine à l’éducation et de la probabilité des garçons d’obtenir un diplôme, notamment pour ceux venant des milieux défavorisés ».
-
Les facteurs éducatifs en sont pas en reste : les enquêtes PISA établissent une tendance internationale : comparées aux garçons, les filles ont de nettement meilleurs résultats à 15 ans en lecture (+38 points en moyenne), des résultats quasi-équivalents en sciences (-2 points en moyenne) et légèrement inférieurs en mathématiques (-11 points en moyenne). Mais elles ont progressé. Pour ne citer que le cas de la France, en 2006, 53 % des baccalauréats étaient obtenus par des filles. L’écart de niveau scolaire entre garçons et filles se creuse entre 11 et 16 ans et se retrouve dans tous les pays, dans tous les types d’écoles, pour tous les niveaux sociaux.
-
Le fait le plus marquant est vraisemblablement que les filles affichent des ambitions professionnelles et des attentes plus importantes que les garçons. PISA 2003 montrait par exemple que les « filles de 15 ans aspirent davantage que les garçons à obtenir un diplôme général d’enseignement supérieur et à exercer une profession intellectuelle hautement qualifiée à l’âge de 3 ans dans tous les pays de l’OCDE où les données sont disponibles. Ainsi en France en 2003, lorsque 29 % des garçons de 15 ans déclaraient vouloir obtenir un diplôme CITE 5 ou 6, et 67,7 % désirer une profession intellectuelle hautement qualifiée, c’étaient près de 40 % des filles qui envisageaient ce niveau de diplôme et 71,5 % d’entre elles, ce type de profession.
Perspectives
-
D'un point de vue démographique, il est peu probable que la tendance s’inverse, et quand bien même, il faudrait quelques décennies pour que les données changent profondément.
-
D’un point de vue économique, les femmes encourent un plus grand risque de pauvreté en raison de situations de familles monoparentales, aussi, il apparaît peu probable qu’elles se désinvestissent de l’enseignement supérieur dans les prochaines années.
-
D’un point de vue éducatif, les filles ont montré une certaine domination sur les garçons en matière de résultats, d’assiduité, d’ambitions, etc… Par ailleurs, de nombreux pays ont mis en place des politiques publiques visant à encourager les filles à embrasser des études scientifiques. En l’absence de politiques ciblées pour ramener les garçons dans les études supérieures, il est fort probable que l’écart entre filles et garçons continue de se creuser.
-
« Dans la mesure où les hommes ne souffrent pas traditionnellement de discriminations liées au sexe dans les pays de l’OCDE, soit sous la forme de barrières légales ou de croyances ou de stéréotypes culturels, les inégalités en défaveur des hommes dans l’enseignement supérieur peuvent paraître moins importantes ». Mais les conséquences de cette inversion des tendances entre hommes et femmes peuvent être importantes et avoir un impact non négligeable sur les générations à venir. En effet, lorsqu’un homme diplômé épouse indifféremment une femme avec un diplômé inférieur ou égal au sien, une femme diplômée cherche, elle, à épouser un homme plus diplômé qu’elle. La tendance actuelle, en perdurant dans les décennies à venir pourrait donc avoir un impact démographique immédiatement imputable à une baisse de la fertilité.
-
En revanche, l’inversion des inégalités entre les sexes ne semble pas encore suffisante pour égaliser les conditions des hommes et des femmes sur le marché du travail à moyen terme. L’auteur estime qu’il faudrait plus de « 2 décennies pour que les inégalités salariales en défaveur des femmes disparaissent en moyenne ». En revanche, ces inégalités pourraient être restructurées.
Nous voyons donc ici que si les conséquences démographiques et économiques de l’inversion des inégalités entre les hommes et les femmes dans l’enseignement supérieur sont quantifiables, les conséquences sociales relèvent encore de l’hypothèse. On pourrait éventuellement en arriver à une société pensant que les études supérieures sont l’apanage des filles, notamment dans les pays défavorisés. Par ailleurs « il n’est pas rare que les stéréotypes sociaux entraînent de nouvelles normes sociales et une discrimination passive (cette fois-ci envers les garçons). Au minimum, il faut revoir aujourd’hui les politiques d’équité éducative entre les sexes en prenant acte du fait que ce ne sont pas forcément les femmes qui se trouvent en position de désavantage, et en s’intéressant aussi à la réussite des garçons [… car] l’idéal d’égalité reste préférable à tous les idéaux ».
Isabelle Laurençot
Chargée de Mission Observatoire des Grandes École